Mémoires de Fécamp

La correspondance des Levacher (1904-1905)

8–12 minutes

Table des matières

  1. Introduction
  2. Une ascension sociale
  3. Louise Berthe Levacher, une figure centrale
  4. Dynamiques familiales et soutien fraternel
    1. Paul Arthur Levacher
    2. Jules Marin Levacher
    3. Prosper Modeste Levacher
    4. Louise Marguerite Levacher
  5. Les activités économiques
  6. Conclusion

Introduction

Parmi les outils précieux à disposition du chercheur, la correspondance familiale se révèle être une source d’une richesse incomparable. C’est le cas de celle de la famille Levacher, dont un fragment de correspondance, datant principalement de 1904 et 1905, nous plonge au cœur de leur quotidien, de leurs préoccupations économiques et de leurs relations complexes. La correspondance comprend 53 lettres, débutant par une lettre photocopiée de 1897, une lettre originale de 1902, et se concentre ensuite sur 51 lettres originales datant du 28 janvier 1904 au 4 novembre 1905.

Une ascension sociale

Pour saisir pleinement la portée de ces échanges épistolaires, il est essentiel de situer la famille Levacher dans son contexte. Au tournant du XXe siècle, cette famille connaît une ascension sociale fulgurante, accumulant une richesse importante grâce à ses activités maritimes et commerciales. L’entreprise familiale, héritière de la maison Tougard fondée en 1872, est au cœur de leur prospérité. Cependant, cette réussite ne se fait pas sans heurts. Après le décès de Pierre Levacher en 1899, ses enfants se retrouvent sous l’influence de leur tante, Louise Berthe, surnommée la « tante Tougard », qui reprend les rênes de l’activité d’armement et de saurissage de son époux.

Louise Berthe Levacher, une figure centrale

La boucane Levacher en 1900. Louise Berthe est juste derrière le chien.

Louise Berthe Levacher (1850-1914) joue un rôle central dans la famille. Elle épouse Paschal Onézime Tougard, négociant-armateur, et continue l’activité d’armement et de saurissage de son époux après son décès. En 1901, Louis Pascal Levacher (1877-1949) travaille comme employé de commerce dans l’entreprise Tougard-Levacher, avant d’en reprendre la direction en 1903. La correspondance familiale de 1904-1905 révèle les relations complexes au sein de la famille, notamment l’influence de Louise Berthe et les difficultés économiques liées à la pêche.

Louise Berthe exerce une forte autorité morale sur ses neveux, parfois plus que leur propre mère, Rosalie Fontaine. Après le décès de Pierre Modeste Levacher, en 1899, elle reprend les rênes de l’entreprise familiale, ce qui lui confère un pouvoir économique et décisionnel important. Son influence est telle qu’elle est considérée comme un pilier central de la famille. Elle est souvent sollicitée comme arbitre dans les conflits et comme conseillère, notamment par sa nièce Louise.

La tante Tougard apporte un soutien financier à ses neveux, mais elle exerce en contrepartie un certain contrôle sur leurs activités et leurs choix. Elle est perçue comme encadrant les neveux et nièces, et le personnel, et il lui est reproché de trop partager avec les ouvriers au détriment de la famille. La correspondance révèle des tensions et des conflits entre la tante Tougard et ses neveux. Les neveux s’efforcent de composer avec son caractère tout en défendant leurs propres intérêts. Certains neveux lui reprochent d’être mal entourée et d’être manipulée contre eux.

La tante Tougard est pourtant disponible pour sa famille. Elle loge sa nièce Louise, mais aussi Albertine (7 ans), fille de sa nièce Clémentine et de Léon Martot. Durant ces deux années 1904-1905, la fratrie Levacher alterne entre tensions et solidarité.

Dynamiques familiales et soutien fraternel

Au-delà de la figure de la tante Tougard, la correspondance révèle les dynamiques complexes qui unissent les membres de la fratrie Levacher. Louis Pascal Levacher (1877-1949), destinataire principal des lettres, apparaît comme un confident et un soutien pour ses frères et sœurs. Ses correspondants, principalement ses frères Arthur et Jules, mais aussi sa sœur Louise, s’adressent à lui en fonction de l’image qu’ils ont de lui et de son rôle au sein de la famille. Ces échanges épistolaires dévoilent les tensions, les jalousies, mais aussi la solidarité qui cimentent cette famille.

Louis Pascal Levacher (1877-1949)

Malgré les difficultés et les tensions, la fratrie reste soudée lors des moments importants. Bien qu’il y ait des conflits d’ego, les frères se soutiennent mutuellement lors des événements heureux ou malheureux.

Paul Arthur Levacher

Paul Arthur Levacher, dit Arthur, est né le 2 janvier 1868 à Saint-Valery-en-Caux. Il était relativement grand (1m80), roux, avec les yeux bleus.

Paul Arthur Levacher

En 1888, Arthur tire le n°11 pour le service militaire. Il est bon au service, mais il en sera finalement dispensé car son frère Prosper s’est engagé volontaire. Il fait un stage d’instruction au sein du 1er bataillon d’artillerie de forteresse à Lille du 8 avril au 24 mai 1890.

Arthur est confronté à des difficultés financières importantes, qui le mènent à la liquidation de ses affaires. Il éprouve de la honte à dépendre de sa famille pour régler ses factures. La tante Tougard semble ne plus avoir confiance en sa gestion. Il est même endetté et sous le coup d’une saisie par un huissier.

Arthur est décrit comme étant plus véhément et surnomme la tante Tougard « la bourgeoise » et sa sœur Louise « la vorace ». Louise, de son côté, le trouve violent et le considère comme un ivrogne. Il semble être en conflit avec sa tante. Très malade à la fin de sa vie, il a des moments de rémission, mais semble avoir beaucoup souffert jusqu’à son décès le 22 novembre 1905. Il s’énerve quand la tante semble envisager de vendre le « Marceau », un bateau pour la pêche aux harengs.

Jules Marin Levacher

Jules Marin Levacher est né le 13 février 1870 à Saint-Valery-en-Caux. Sa fiche matricule le décrit comme mesurant 1m74, brun avec les yeux gris. Il sera cordier toute sa vie professionnelle.

En novembre 1891, Jules est affecté au 3e régiment de cuirassiers. Il est nommé brigadier en septembre 1893, puis brigadier prévôt d’armes en octobre de la même année.

Après avoir perdu sa première épouse et son fils, il se remarie avec Marie Blanquet en juin 1904. Ils ont un fils, René Jules, né au Havre en 1913. Jules semble être en difficulté et exprime implicitement le besoin d’aide de sa tante en 1904. Il souffre de ne pas être marié et d’avoir une situation stable. Il reprend la corderie auparavant gérée par son frère Arthur, car la tante Tougard ne semble plus avoir confiance en la gestion de ce dernier. Il demande à Louis de l’aider à vendre de vieux cordages.

Jules Marin décède à Graville-Sainte-Honorine le 28 juin 1935, à l’âge de 65 ans. Sa tombe se trouve toujours au cimetière de Graville.

Prosper Modeste Levacher
Prosper Modeste Levacher

Prosper Modeste Levacher est né le 3 mars 1879 à Saint-Valery-en-Caux. Comme ses frères, il commence par apprendre le métier de cordier. Avant la Première Guerre mondiale, Prosper est saleur, puis tonnelier. Il gardera ce dernier métier pour le reste de sa vie. Prosper épouse Louise Cantrelle le 18 octobre 1905, à Saint-Valery-en-Caux. Le couple a deux enfants : Henriette en 1909, puis Pierre en 1913.

Prosper s’engage volontairement dans l’armée sur demande de sa tante, la veuve Tougard. Le but est de permettre à son frère Louis, futur héritier de l’entreprise, de ne pas faire de service militaire actif. Engagé volontaire pour 4 ans, il est incorporé au 1er bataillon d’artillerie à pied. Il devient 2e canonnier servant le 16 juillet 1898. Il est versé dans la réserve en février 1902. Pour le remercier de cet engagement, la tante Tougard lui a donné une maison située route du Phare. Son fils, Pierre (1913-2007), dit Pierrot, y a demeuré presque toute sa vie.

Prosper participe à la Grande Guerre dans le 2e régiment d’artillerie à pied du 6 août 1914 au 9 janvier 1916, puis passe au 116e régiment d’artillerie lourde. Il est réformé le 2 mars 1917 pour raisons médicales. Il est atteint d’une déformation des pieds. D’après son petit-fils, Jean Gueydan, il aurait été gazé à Verdun.

Après la Seconde Guerre mondiale, il travaille toujours pour l’entreprise familiale. Louis Joseph lui confie quelques responsabilités et il est occasionnellement chauffeur. Le 29 septembre 1950, il obtient la médaille d’honneur du travail (en vermeil) en tant que tonnelier-saurin dans l’entreprise Levacher. Prosper meurt à Fécamp en 1962, âgé de 83 ans.

Louise Marguerite Levacher

Louise Marguerite Levacher est née le 8 mars 1883 à Saint-Valery-en-Caux. Elle a perdu sa sœur jumelle, Blondine, à l’âge de cinq mois. Elle va se marier le 12 novembre 1907 à Fécamp avec Gustave Boudevillain, un mécanicien. Le couple ira s’installer à Dieppe. Je ne sais pas s’ils ont eu des enfants.

Elle semble souffrir d’un vide affectif et se confie à son frère Louis, qui apparaît comme le psychologue de la famille. Elle a perdu son père à l’âge de 16 ans et sa mère à 21 ans. Louise vit souvent avec sa tante, Louise Berthe Tougard, possiblement parce que sa mère, Rosalie Fontaine, était malade. Louise reproche à sa tante de la monter contre ses frères. Elle exprime le sentiment d’être négligée et d’avoir honte de sa situation. Dans une lettre non datée de 1904, elle explique à son frère avoir entendu sa tante critiquer la future épouse de Louis, Marguerite Grivel.

Louise décède à Dieppe le 11 février 1948.

La correspondance de 1904-1905 révèle que la famille traverse une période de difficultés économiques, avec des enjeux liés à la raréfaction du poisson et à la concurrence accrue.

Les activités économiques

D’après la correspondance, plusieurs éléments mettent en lumière les difficultés liées à la pêche et leur impact sur la famille. Les lettres évoquent les défis rencontrés par les pêcheurs et les armateurs de Fécamp, notamment la migration des bancs de poissons et les aléas climatiques. En 1905, la correspondance laisse entrevoir des difficultés économiques croissantes, en particulier pour Arthur, dont les affaires semblent menacées de liquidation. Ces difficultés financières témoignent de la fragilité de l’activité maritime et des enjeux auxquels sont confrontées les entreprises au début du XXe siècle.

Les lettres évoquent la raréfaction du hareng et la diminution de la taille des morues. Ces mauvaises campagnes de pêche ont commencé en 1899. L’armement Tougard possède encore trois navires, mais les prises diminuent. En 1904, « Le Para » tombe à 120 tonnes et « Le Louise » à 90, témoignant d’un déficit important de poisson. De plus, la multiplication des petits armements entraîne des faillites, exacerbant les difficultés économiques. La perte du « Para » en 1905 est un coup dur pour la tante Tougard. Le navire est percuté en pleine nuit par le trois-mâts canadien « Aljuka ». En 1906, Louise Berthe cède le fonds de commerce à son neveu, Louis Pascal, et revend le « Louise ».

En 1905, Arthur semble confronté à la liquidation de ses affaires, suggérant des difficultés financières pour la famille. Jules reprend la corderie auparavant gérée par Arthur. Il demande à Louis de l’aider à vendre de vieux cordages, ce qui montre une entraide entre frères, même dans un contexte de rivalité économique. Jules va payer le bail de 350 francs pour récupérer la corderie, estimant que cette somme est plus élevée que prévu, soupçonnant Arthur d’avoir comploté avec les notaires. Plus tard, la tante Tougard semble avoir coupé les vivres à Jules, ce qui laisse penser qu’elle souhaite vendre la corderie de Saint-Valery-en-Caux, jugée non rentable.

Conclusion

La correspondance de la famille Levacher offre un témoignage précieux sur la vie d’une famille au tournant du XXe siècle. Au-delà des faits historiques et économiques, ces lettres nous permettent de plonger au cœur des relations humaines, des joies et des peines, des espoirs et des difficultés d’une famille confrontée aux défis de son époque. En explorant ces archives familiales, nous ne faisons pas seulement œuvre de généalogie, mais nous contribuons également à enrichir notre compréhension du passé et à tisser des liens plus étroits avec ceux qui nous ont précédés.

Liens :

https://www.simonlevacher.com/2017/08/le-quotidien-d-une-famille-au-debut-du-xxe-siecle.html

https://www.simonlevacher.com/2017/11/le-quotidien-d-une-famille-au-debut-du-xxe-siecle-2-l-annee-1904.html

https://www.simonlevacher.com/2018/02/le-quotidien-d-une-famille-au-debut-du-xxe-siecle-3-l-annee-1905.html

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